Christian Caujolle

La question silencieuse de Hicham Benohoud

“Tout le monde dit la violence du fleuve déchaîné,mais personne ne parle jamais de la violence des rives qui l’enserrent”.

Bertold Brecht

Tout se déroule dans “La salle de classe” de Hicham Benohoud, professeur d’arts plastiques à Marrakech. Avant d’entrer en classe, l’enseignant a réalisé des croquis de situations qu’il imagine pouvoir mettre en scène dans son espace de travail.

Deux règles : il n’introduira pas d’éléments extérieurs, et ses élèves lui serviront de figurants sans qu’il les choisissent pour un aspect particulier de leur physique, ou pour aucune raison sentimentale. Il les prend au hasard, commençant par ceux qui sont les plus proches et, de son propre aveu, il “ne les regarde pas”.

Pendant la prise de vue, les autres élèves continuent à travailler à leur table. Tous aiment bien poser parce qu’ils respectent leur professeur, parce qu’ils n’ont jamais, en dehors des séances de prises de vue, l’occasion de se laisser aller, en classe, à d’aussi étranges comportements que de se coucher par terre ou de monter sur table. S’ils aiment bien le moment de la mise en scène, ils s’intéressent peu au résultat d’images qu’ils ne peuvent faire coïncider avec leur appréciation, culturelle, du “beau portrait”.

De ce dispositif parfaitement étrange – et perçu comme tel par les jeunes gens et jeunes filles – est née une série de photographies singulières, uniques, qui ne ressemblent à rien d’autre. Elles installent et imposent un monde mystérieux, à l’ambiance lourde marquée par la présence obsédante de la lampe suspendue, soucoupe volante qui éclaire la scène tout en menaçant de l’étouffer – ou lampe d’Aladin qui, patiemment frottée par le professeur, voit apparaître des génies en tout genre, issus de froids cauchemars?

Fils de fer, ficelles, rubans collants, tissus, cartons et planches suffisent à imposer un monde mental dont nous sommes bien incapables de dire s’il visualise l’univers intérieur de celui qui est installé en “deus ex machina” derrière l’objectif ou bien la fantaisie des enfants.

L’enfermement, bien qu’il ne soit jamais spectaculaire, est presque toujours une constante de ces images dont la fixité et l’absence d’anecdote nous renvoient à une énigme habitée par une violence sourde. Graphique et métaphorique, la prison de légères sculptures de fil de métal, de fils qui pendent de la corolle de métal de la lampe, de fragiles barreaux de lanières de papier sont, finalement, plus importantes, sous la lumière naturelle qui se mêle à l’éclairage de la salle, que les figurants eux-mêmes dont toute identité ou singularité a disparu.

La partie la plus évidemment photographique du travail de Hicham Benohoud se situe en parfaite osmose avec l’ensemble de ses créations picturales – dont les plus troublantes intègrent la photographie – ou des installations par lesquels il interroge l’identité au travers de mille modalités du portrait qui disent calmement et fermement son malaise face à sa situation, à sa culture, à son pays.

Qu’il accumule directement plus de 4000 petits portraits de ses élèves, inclus sous plastique, retravaillés à la peinture et aux produits chimiques après qu’il a éliminé une partie de la gélatine ( qu’il conserve sur la toile pour de subtils peintures grises ), qu’il les marouflent sur toile pour des compositions aux peintures chaudes et aux rythmes sobrement tendus, qu’il découpe des silhouettes de portraits monochromes pour les installer, les empiler, parfois roulées ou à demi roulées, qu’il installe les châssis troués du découpage précédent, les représentations de Hicham Benohoud sont toujours étrangement silencieuses. Mais elles révèlent une envie, aussi forte que contenue, de crier, de dire que cela suffit. La raison du malaise et du mal être n’est jamais explicite. A nous de le penser, à nous de le découvrir, si nous le voulons, si nous le pouvons. Parce que la fonction de l’artiste n’est pas de trouver la solution aux problèmes mais plutôt de poser de façon juste les questions pertinentes au moment où il crée. C’est indiscutablement en ce sens que Hicham Benohoud est un incontestable artiste.

Le travail minutieux de Hicham Benohoud dans sa salle de classe évoque par son décor, loin de la multiplication des signes propres au décorum oriental – par répétitivité obsessionnelle, par l’impression de quotidienneté qui s’en dégage, et bien sûr par la puissance de l’imaginaire en action, certains poètes “voyageurs immobiles”.

Considérées une à une et quelque soit leur étrangeté, les images sont captivantes, séduisantes même, sous la douceur de la lumière traduite en une précision de gris raffinés mais sans manière. Pourtant, lorsque l’on en place plusieurs côte à côte, c’est le sentiment de l’enfermement qui s’impose pour un monde ordinaire, sans spectaculaire aucun, simplement déplacé de son axe normatif pour que le glissement rende perceptible la lourdeur du temps, l’étouffement rythmé par la lampe. Alors, lorsque l’on retourne au face à face avec une seule des photographies, nous saisit un sentiment contraire à cette sobriété première, une schizophrénie aussi douce que glaçante, l’impression de voyager – regarder dans plusieurs endroits simultanément, comme si les photos de Hicham Benohoud offrait un don d’ubiquité. Dans chaque cadre, il y en a d’autres, deux ou trois autres au moins, qu’ils soient formés d’autres photos, de caches, de miroirs, ou de ces objets variés qui viennent à la fois déguiser les élèves et les découper littéralement du reste de la classe (photographique). En dénominateurs communs à ces mosaïques simples parce que composées de trois ou quatre carreaux, rarement plus), la lampe, les murs, studio idéal ouvert à une quatrième dimension indéfinissable. Le temps, mais quel temps. Impossible de fixer/figer ce qui l’est déjà.

À première vue – mais ne voit-on pas ces images toujours pour la première fois – on croit que le monde de Hicham Benohoud est tissé dans le plus froid des cauchemars, où un silence oppressant le dispute à la présence de fantômes tristes. Mais si l’on s’attache à l’idée même de mise en scène (donc de jeu), et à ce qui chez cet artiste fait la matière de celle-ci, on découvre une poésie ludique inattendue, infiniment personnelle, un humour sobre dans la position des corps, des objets, dans la relation établie entre ceux-ci et ceux-là. Cette façon bien à soi de “pincer sans rire”, ce ludisme de la terreur, viennent fortement troubler le vernis morbide qui veut – et ne veut pas – cacher le sourire de l’enfant qui joue seul.

Apparemment simples, voire évidentes, les images de Hicham Benohoud résistent à la fois au commentaire et à la compréhension.

Parce qu’elles savent montrer sans décrire, imposer sans expliciter, elles ont un étrange pouvoir d’attraction, qui tient au mystère qu’elles construisent et enserrent et, inévitablement, nous retournons vers elles sans jamais réussir à les épuiser. Leur rigidité, leur construction même, nous projette avec davantage de violence que n’importe quel instantané dans l’univers palpable, avec son espace en trois dimensions que la fantaisie attristée de l’auteur explore avec élégance. Elles cristallisent un temps que nous restons là, comme face à de petites fables d’un conteur allusif dont l’imaginaire révélerait ce qu’il invente en fait. Comment, dans ces images incontestablement fabriquées, le réel peut-il s’introduire avec autant de sourde violence, jusqu’à imposer un malaise dont nous ne savons pas s’il tient à la situation, à la perception du temps qui émane de l’image ou à la tension permanente entre fiction et monde tangible qui s’exerce dans des rectangles historiés.

La plus grande qualité de ces photographies pourrait bien être qu’elles résistent, à tous les sens du terme, qu’elles sont irréductibles à quelque discours univoque que ce soit, qu’elles peuvent apparaître comme “littéraires” mais restent profondément visuelles. On en arrive à s’interroger, sans jamais trouver de réponse satisfaisante : comment des images apparemment si calmes, visiblement si douces, parviennent-elles à évoquer une violence profonde, une de ces violences invisibles mais bien réelle, de celles qui affectent l’individu au plus profond de son être alors qu’elles ne sont en rien spectaculaires?

 

Christian Caujolle

Directeur artistique de l’Agence VU et de la Galerie VU

La salle de classeaux Éditions de l’Œil, Montreuil 2001

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