Christian Caujolle

Hicham Benohoud, Photographe

Parce qu’elle entretient obligatoirement une relation avec le réel dont son existence même dépend, la photographie s’est inscrite, et s’inscrit toujours, dans le champ du social. Tant dans la multiplicité de ses usages, de l’intime amateur au récit professionnel, que dans les points de vue qu’elle développe sur la société dans laquelle elle évolue. Même s’il est illusoire de vouloir limiter l’enjeu de la photographie à cette lecture « sociologique » – encore qu’il ne soit pas inutile, aujourd’hui, de relire et mettre en œuvre les travaux de Pierre Bourdieu, à commencer par son analyse de cet art moyen – il est souvent éclairant de mettre en perspective, pour estimer leurs enjeux et leur pertinence, des propositions qui semblent , a priori s’éloigner de tout positionnement par rapport à la société pour se concentrer sur des enjeux plastiques.

Une tradition forte de la photographie se donnant à voir comme centrée sur les questions de la société s’est développée, essentiellement dans la seconde moitié du vingtième siècle, dans le champ de son application aux métiers de l’information et de la presse. Dominante avant qu’elle ne soit battue en brèche par le développement de la télévision, la photographie de reportage, souvent désignée comme photojournalisme, a constitué de fait une mémoire essentielle du vingtième siècle mais, au fur et à mesure qu’elle construisait des icônes, elle a imposé une vision fondée sur des archétypes, peu à peu devenus clichés, qui ont fini par dissimuler par leur répétition formelles les sujets, événements ou thèmes qu’elle est censée représenter ou donner à connaître. Ces instantanés de témoignage, ces prélèvements d’instants du réel ont en effet été portés au rang d’absolue vérité, de preuve. Il suffit pourtant de connaître l’imprécision informative d’une image photographique qui ne peut participer du système de l’information que si elle est mise en contexte et accompagnée de textes qui viennent fournir les données sur les faits pour savoir à quel point une telle attitude, recours commercial souvent spectaculaire (« Notre reporter était là !», « Les photos, la preuve ! » ou encore « Le choc des photos !»),  constitue une double manipulation du regard du photographe et de la perception par le lecteur. Roland Barthes, grand lecteur de Paris Match, a écrit dans Mythologies des pages aussi définitives que délicieuses sur ces aspects de l’utilisation des photographies.

Mise à mal par la crise économique des supports et par la multiplication massive de la possibilité de créer, de transformer et de transmettre les images qu’a apporté le numérique, cette dimension documentaire de la photographie est aujourd’hui bien mal en point. Du moins en ce qui concerne le terrain de l’information. Car, parallèlement, de nouvelles propositions de style documentaire, souvent fondées sur des approches sérielles et des dispositifs à la répétition rigoureuse, ont proposé un nouveau documentarisme qui, aujourd’hui, donne l’essentiel des investigations directes du réel. Oubliés les récits journalistiques, les déroulés narratifs, centrés sur les notions de « sujet » et l’obligation de « raconter une histoire », la photographie se positionne comme outil d’analyse, en imposant des démarches comparatives, des confrontations, une réflexion sur la frontalité. Et elle donne à voir son mode opératoire, entre autres la mise en scène, la pose, la fabrication qui étaient par principe exclues des fonctionnements du photojournalisme.

À côté de ces pratiques auxquelles l’on pourrait parfois reprocher leur froideur, une forme de systématisme, voire du formalisme, se développent des œuvres singulières qui ne se donnent pas comme des explorations de la société mais qui, au final, et de façon souvent plus complexe et profonde, pointent des fonctionnements sociaux, les révèlent, les questionnent. Un excellent exemple en est fourni avec le développement du travail d’Hicham Benohoud qui, depuis un quart de siècle maintenant, construit une œuvre singulière, traversée d’images surprenantes, voire amusantes, mais toujours en tension avec sa perception de la société marocaine.

Prenons, aux deux extrêmes temporels de sa production, ses deux séries emblématiques : La salle de classe et Ânes situ. La première en noir et blanc, la deuxième en couleur, elles n’ont apparemment en commun que le principe – visuellement souligné, évident – de la mise en scène et une étrangeté marquée, une commune invraisemblance. De quoi s’agit-il ? Dans le premier cas, Hicham Benohoud, professeur de dessin, fait poser dans sa salle certains de ses élèves dans des postures déroutantes, équipés de papiers collants, enveloppés dans de grandes feuilles de kraft, saucissonnés de ficelles, le corps déformé par l’extension de tubes en carton ou tout autre « plaisanterie » sortie de son imagination. Au fond de la salle, bien sagement, les autres élèves, à leurs pupitres, continuent à dessiner comme si de rien n’était. Ces images apparemment surréalisantes, sont cependant très pensées. Hicham a auparavant esquissé sur ses carnets les compositions qu’il imagine et il s’est fixé une règle stricte : ne travailler qu’avec des éléments ou produits existants déjà à l’intérieur de la salle. Cette contrainte, même si nous ne le voyons pas, contribuera au sentiment du huis clos de l’ensemble et participe de la vision d’un univers qui se caractérise par une acceptation de ce qui peut apparaître comme le plus farfelu, le plus délirant, par une forme de passivité, d’obéissance absolue aux ordres les moins rationnels. Lorsqu’il fait ensuite poser des ânes dans des salons bourgeois – dont ceux de certains collectionneurs d’art contemporain – le photographe impose, différemment, le même sentiment. Certes, il s’agit de ces braves animaux si familiers au Maroc, mais que représentent-ils, placés dans un contexte au fort décalage ? Que disent-ils du moment d’une société lorsqu’ils sont mis en scène en compagnie de matériaux de construction détournés de leur fonction dans un pays en pleine transformation ? Hicham, dans les deux cas, laisse la question aussi ouverte que la réponse. Il n’est pas dans un système de dénonciation métaphorique d’une situation, mais dans l’élaboration rituelle d’une imagerie qui peut rencontrer des échos dans la société qui les produit. Il est en effet inimaginable que des images comme celles de « La salle de classe » aient pu être réalisées ainsi, par exemple, en France où le chahut aurait immanquablement accompagné ce genre de pratiques, jusqu’à le rendre impossible.

Hicham Benohoud ne représente pas symboliquement une société de l’obéissance mais, comme les meilleurs artistes, il questionne cette société et, plus globalement, l’organisation sociale et ce qui la fonde. Les artistes sont souvent ceux qui, avec une certaine avance, posent les questions justes même s’ils n’ont aucun moyen de résoudre les problèmes qu’ils pointent ou entrevoient. Ils offrent des pistes de réflexion et, en l’occurrence, interrogent la question de la hiérarchie et de son respect, donc celle du pouvoir – au niveau le plus élémentaire, pas le Pouvoir avec un grand P -, celle des relations, celle de l’acceptation d’une condition. Si l’on ajoute à cela les nombreux autoportraits dans lesquels, prise de risque maximale, il ne s’épargne jamais, on comprendra que, sous des dehors amusés, amusants, derrière une ironie mordante, au-delàs de l’apparent délire d’un moment entièrement fabriqué, se dessine la question, au plus profond, de l’identité. Qui suis-je, aujourd’hui, chez moi ? Sans que l’on puisse donner la réponse à cette question qui, souvent, traverse l’entièreté d’une vie, on peut tout de même penser qu’Hicham Benohoud ne veut pas être un âne.

Par Christian Caujolle, 2016

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