Gaël Teicher

Chronique d’une disparition (1)

Hicham Benohoud, autoportrait de l’absence à venir et invasion de rongeurs dans un champ burlesque

« La question : “qui suis-je ?” n’a, pour moi, aucun sens. Elle n’a jamais effleuré mon esprit. Peut-être parce que l’identité qui n’est que le besoin légitime d’avoir un visage à exhiber n’est, en fait, que le désir, condamné à rester à l’état du désir, d’une affirmation de nous-même constamment différée ; c’est qu’il ne peut y avoir identité que dans la permanence et celle-ci est toute relative, étant passage d’une identité cernée à une autre, entrevue avant d’être, à son tour, circonscrite. »(Edmond Jabès, Entretiens avec Le Monde. 2)

 

Deux sentiments m’assaillent à chaque œuvre d’Hicham Benohoud que je découvre : comme tout ce qui travaille autour de l’irrésistible lourdeur du corps (sa friabilité, sa faiblesse, et l’obstacle qu’il est entre soi et le monde), la poétique benohoudienne est tramée de cette terreur particulière liée aux fantasmes dolorifères. Mais la façon dont Benohoud nous assène un très iconoclaste « Ceci est mon corps » (partagez mes plaies et mes bosses, et souffrez-en…) est d’une élégance toute orientale, puisque la rudesse de son apparente frontalité est arrondie d’un rire protecteur face à l’agression (de par un sens aigu de la mise en scène de la terreur comme des douleurs). Hicham Benohoud invente un nouveau burlesque, hors du cinéma ou de la littérature, dans les champs de la photographie et des arts plastiques, et au cœur d’une culture arabe où le corps est voilé… pour mieux attirer le regard et appeler le dévoilement.

 

Le burlesque né sous X, fable.

Hicham Benohoud, clown triste de notre temps, est homme de peu de mots (2).

Quoi de plus normal pour une figure échappée du burlesque, genre dont l’apogée appartient certainement au cinéma muet ?

Mais comme pour la majorité des grands burlesques – ou précisément, ceux de la famille des Pierrot -, il existe chez Benohoud un espace laissé vacant pour la parole, la pensée, la réaction (celles du spectateur) : le visage. Celui-ci, impassible, impavide, inexpressif, est posé dans l’œuvre comme un phylactère dans une case de bande dessinée. Et là s’inscrit le texte, le dialogue entre l’artiste et son spectateur. C’était à cela que servait le visage de Buster Keaton, cela que recevait la face livide d’Harold Lloyd – ces visages dont celui de Benohoud poursuit la lignée, ces visages silencieux où ne passent que les sentiments que veut y inscrire le spectateur. Le burlesque travaillant le plus souvent sur la douleur, l’accident survenant à l’acteur servant de catharsis à celui qui peut en rire, les mots projetés sur les visages-bulles tiennent souvent de l’exclamation sommaire et volontiers contradictoire : le « C’est affreux ! » (ce qui lui arrive) fuse en même temps que le « C’est magnifique ! » (ce qu’il en fait).

Ce double sentiment accordé dans le même temps à l’œuvre, ressort de la projection de ses propres fantômes sur la farine dont Pierrot a couvert son visage avant d’entrer en scène. L’œuvre déployée par Hicham Benohoud depuis plus de vingt ans appelle ces fantômes et s’en nourrit à l’évidence, et l’apparat burlesque qu’il donne à ses mises en scène de l’horreur intime, sert de tampon civilisateur entre lui et nous.

Dès sa première série, La Salle de classe (déclinée plus tard en un second volet, La Salle de classe 2, et rejointe parAzemour, 2007), alors qu’il est encore professeur d’arts plastiques dans un collège de Marrakech, Hicham Benohoud met en place ce ton burlesque dans ses mises en scène de ses propres élèves empêtrés dans les éléments présents autour d’eux – tables, chaises, papiers… – comme des adolescents sont empêtrés dans leur rapport au monde – corps trop grands, trop petits, trop maladroits pour suivre les élans qui les emportent… Le burlesque de Benohoud est mélancolique, plus souriant que rieur, parce qu’il est là pour accompagner un malaise profond, celui d’enfants dans un monde de limites, celui de l’artiste dans sa relation à ces enfants comme à ce monde. Naissent des visions où la violence faite aux corps est d’autant plus prégnante qu’elle est canalisée, comme plus tard dans les portraits de 30 familles ou ceux de Labo Photo : séries de portraits de parisiens ou banlieusards chez eux, où les objets sont détournés de leur usage habituel pour se transformer en autant d’armes contre la tranquillité de l’apparat. Nombre de ces images sont d’abord drôles, comme est d’abord drôle l’image de l’homme qui se cogne dans un poteau parce qu’il regardait ailleurs en marchant et comme est d’abord drôle la bosse qui lui déforme le visage de façon outrancière. Puis la compassion, puis la peine partagée, puis le malaise percent sous la drôlerie, et on est alors face à l’incommunicabilité, notre rupture consommée d’avec l’autre, son cri que l’on n’entend pas et notre impuissance à savoir qui il est. C’est cet équilibre remarquable, ce glissement d’un sentiment protecteur (le rire) à une nudité imposée (le malaise), que Benohoud maîtrise remarquablement et qui fait de lui un artiste burlesque – et pourtant non narratif.

Petit rappel : comme il y a Dionysos et Apollon, Auguste et Pierrot, il y a deux archétypes d’acteurs-personnages burlesques : d’une part Charlie Chaplin, Oliver Hardy, Jerry Lewis ; d’autre part Buster Keaton, Harold Lloyd, Stan Laurel, Jacques Tati… Et au croisement des deux familles, un hybride qui prend le masque blanc de Pierrot pour cacher à ses victimes potentielles (au premier rang desquelles nous, ses spectateurs) l’énergie destructrice des Auguste : Harpo Marx.

Apparent descendant des Pierrot, visage lunaire et impassible (quoiqu’on puisse se demander s’il n’y a pas là une perpétuelle esquisse de sourire, faisant de lui une Joconde marocaine contemporaine, travestie en modèle bressonnien nu), Hicham Benohoud emprunte à Harpo sa ruse essentielle, et sous ce calme de surface proche du masque funéraire, bout une terrible violence (auto)destructrice. À l’instar d’Harpo, Hicham se pare d’un visage où tout n’est qu’hommage à la circularité du monde, et rondeur avenante. Même ses yeux sont comme des ronds dans l’eau et l’onde qui les traverse comme elle traverse la face, semble parfaitement excentrique, s’ouvrant, s’étendant et se propageant telle une superbe invite à la confiance. Mais le morceau de fromage posé sur le piège à souris, est lui aussi une invite, chaleureux appel du pied et de l’œil… et comme le piège, le monde de Benohoud finit par se refermer sèchement sur nous, nous laissant l’esprit plein des stigmates de ses expériences de chercheur en science… physique, au sens corporel du terme.

Les stigmates chez Benohoud s’entendent elles aussi au sens le plus concret qui soit : traces de blessures provoquées par d’improbables et pourtant très quotidiens objets contondants, telles ces pastilles montrées comme des clous et autres illusions d’outils de torture dans sa série Version soft (ou l’objet détourné, autant que l’autoportrait empêché – que peut-on voir du visage sous les blessures qui accaparent le regard, et donc que peut-on voir de celui qui se montre à nous ? – vient questionner le rapport à l’image : si une pastille est un clou dans nos regards, quelle culture contemporaine trimballe-t-on ? La violence est-elle ici proposée ou perçue, quelle est la part de projection de nos hantises ?) ; tel aussi cet invisible économe traitant la peau comme n’importe quelle épluchure en devenir, dans la dernière série présentée à l’occasion de l’exposition Identity – chapter II). Ces plaies sèches et ouvertes à la fois, parcourent l’œuvre et le corps-modèle d’image en image, jusqu’à la plus récente série qui voit pour la première fois l’utilisation du numérique dans son travail. Un détail tout de même : les stigmates de Benohoud ne saignent jamais, pas plus qu’elles ne cicatrisent : ce sont des trous dans le corps formant béance, à travers lesquels on ne voit que l’autre côté – comme s’il n’y avait rien dedans, ni artères ni viscères, ni âme ni chair. Mais dans quelle matière est donc taillé ce corps ? Qu’habille-t-il qui provoque ainsi l’(auto)agression, quel trésor à remonter à la surface, quel cauchemar à exorciser ?

Le principe burlesque tient presque entier dans le gag de la tarte à la crème. Ce qui nous fait rire, c’est ce qui arrive à l’autre qui ne l’a pas demandé. Ce rire requiert bien sûr une empathie certaine pour ledit autre, et si l’on rit autant de ce que « ça » lui arrive, que de ce que « ça » ne nous arrive pas, on emporte avec ce rire une peine certaine pour lui, frère humain. Les deux familles départagées ci avant, différent en ce que l’Auguste est la cause de « ça », quand le Pierrot en est généralement l’effet. Charlot est destructeur, et quand il ne lance pas la tarte lui-même, il se débrouille néanmoins pour qu’elle soit projetée et atteigne une tierce personne. Malec (3) est victime, et toute tarte qui serait lancée vers un autre que lui, l’atteindrait tout de même.

Benohoud transgresse la dualité burlesque en investissant tout à la fois la figure du lanceur (de tarte) et du receveur. Il est Charlot et Malec, et on l’a vu, Charlot dans la peau de Malec. Il se lance la tarte au visage – mais burlesque trash, sa tarte est garnie d’objets coupants, blessants, perforants. Et ce que cherche Benohoud en lui (ou : les ennuis qu’il se cherche à lui-même), ce trésor ou ce cauchemar, c’est peut-être Charlot. Éplucher Keaton, le dépecer, le percer, l’entailler… pour toucher le Charlot en lui, serait une des gestes essentielles de Benohoud artiste sur Benohoud modèle.

Mais qui ordonne ici le mouvement, Benohoud-Auguste ou Benohoud-Pierrot ?

Et pourquoi chercher ce sauvage Charlot ? Peut-être parce qu’interdit du portrait immédiat, il faut creuser pour trouver une image de soi ou de l’autre qui soit débarrassée du masque social, de l’identité énoncée et étiquettée (« Hicham Benohoud, marocain qui vit et travaille entre la France et le Maroc, est un ancien professeur d’arts plastiques devenu artiste photographe. » Etc.). Et cette autre image, à chacun de la construire dans les brèches creusées par Benohoud. Parce que celui que l’on regarde n’est forcément jamais réductible à celui que l’on voit, pas tout à fait non plus à celui que l’on croit. Il est aussi le regard que l’on porte sur lui, et donc ce que l’on est. Et Benohoud retrouve l’essence de l’art chaplinien : le vagabond vaut la peine qu’on voie autre chose que ses loques et sa rudesse. Parce que Charlot, contrairement à Buster, sourit, rit, pleure, exprime. Le silence, le mutisme de Keaton, de tous les Pierrot, est un silence de souffrance, celui de ceux qui sont sous le joug (de la société, de la religion, etc.) et seule la sauvagerie dionysiaque de Charlot peut exprimer universellement (au Maroc comme à Kinshasa – autre série de portraits « torturés », 2007 : visages déformés à l’aide de bâtons, de fils qui enserrent peau et chair – en France comme n’importe où dans le monde) la révolte nécessaire contre ces carcans à briser.

Une série porte à incandescence ce système de questionnement du regard porté, c’est Intrusions (2009), poursuite d’un travail sur le nu entamé avec Half couple (2004). Un corps d’homme et un corps de femme, représentés séparément, sont soumis à l’intrusion d’objets divers, qui leur entrent essentiellement entre les deux fesses. Le premier regard laisse apparaître une image confusément pornographique, mais comme dans ses visions burlesques, un malaise vient vite nous questionner. Tout d’abord, les deux sexes n’apparaissent jamais dans la même image, et s’il y a coït, ce n’est donc qu’entre un corps et un objet – ce dernier n’ayant jamais rien d’un sex-toy, loin s’en faut. Deuxièmement, les deux corps qui nous sont offerts sont absolument opposés à ceux vendus par la pornographie : il y a là graisse et cellulite, rides et plis… ces corps sont les nôtres, loin des fantasmes glacés. Troisièmement, il n’y a en fait pas acte sexuel mais bien violence, choc des formes comme des matières. Et la pornographie entraperçue se retourne : c’est notre regard qui la porte et tente de la projeter, pas l’œuvre qui la propose. À l’instar des pastilles prises pour des clous (Version soft), ou des feuilles de papier découpées qui fendent, masquent et déforment les visages (Kinshasa), c’est non pas l’objet photographié qui est interrogé mais notre relation à l’image contemporaine. Et si nous voyons d’abord violence ou pornographie c’est nécessairement que nous en sommes porteurs. Ce que Benohoud ne manque d’interroger, non pour obtenir des réponses, mais bien pour que la question – comme la révolte – se propage.

Cette intrusive série pourrait être classée X par quiconque n’y regarderait qu’à une fois – ce « quiconque » parfois honteux qui n’ose fixer la chair ni dans les yeux, ni sur aucun support qui la rende moins périssable – pellicule, toile…

Ce X est aussi celui de l’origine inconnue, des enfants abandonnés à la naissance, de l’anonymat parental laissé comme une plaie primitive (au même sens qu’on parlerait de scène primitive) dans la matrice identitaire de celui qui est obligé de vivre comme si la chaîne commençait par lui. Cette lettre qui cache et interdit, stigmatise et attise, cette croix tombée peut-être sous l’effet d’une poussée de fièvre ou d’un accès de révolte, fait le lien entre les pôles majeurs de l’obsession benohoudienne.

 

L’icône lisse et le poil à gratter (tête de pin’s).

« Toute destinée, si longue et si compliquée soit-elle, compte en réalité un seul moment : celui où l’homme sait une fois pour toute qui il est. »

(Jorge Luis Borgès, Suere)

Continuons l’arbitraire partage de l’œuvre de Benohoud en deux pôles – bien que cette œuvre ne soit pas duelle. Mais ceux-ci ne seront pas ici l’œuvre photographique d’une part, l’œuvre plastique d’autre part ; celles-ci en effet ne paraissent pas s’opposer mais se suivre, ou alterner. Admettons plutôt qu’il y a la part de l’œuvre qui utilise l’autre comme modèle(4) et la part où Benohoud est son propre modèle.

Après quelques années caché derrière ses mises en scène d’autres que lui (leurs visages comme autant de pancartes sans slogan, leurs corps comme autant de tracés géométriques perturbant l’espace alentour pour redéfinir l’architecture d’intérieur comme science de l’abîme), Hicham Benohoud n’en finit plus, depuis Version Soft, de s’exposer (son travail (5) / lui / lui en son travail / son travail sur lui) à même les murs de force galeries importantes. L’œuvre est aujourd’hui conséquente – après plus de vingt ans d’arrangements avec les frontières de la représentation – se déclinant depuis La Salle de classe presque exclusivement par séries, dans une démarche d’énumération des figures du cauchemar, qui n’est pas sans évoquer les chiffres d’Onopko et cette tentative d’apprivoisement, par la mathématisation du chaos (6), des peurs primitives créées par l’inéluctable finitude du temps humain. Par ailleurs les séries de Benohoud ressortent d’un attrait certain pour la profonde poésie du comique de répétition, plus que d’un intérêt pour la variation autour d’un même objet : il y a chez Benohoud une sensibilité plus définie à la vibration qu’à la variation. Il ne s’agit pas de montrer les différentes feuilles d’un même arbre, mais le mouvement d’une seule et même feuille entre deux stations, lorsque le souffle s’en mêle.

Ce ne sont pas les différentes stations ou positions qui sont objet de l’étude, mais bien le mouvement infime de l’une à l’autre. Si Benohoud travaillait autour d’un morceau de pellicule de cinéma, les images, les fameuses 24 qui créent la seconde, seraient moins centrales dans sa réflexion que les inter-images, le temps7 noir entre deux photogrammes, qui lui, crée l’illusion du mouvement). La lecture d’une œuvre de Benohoud est d’abord celle des effacements, celle des manques entre différents blocs – entre différentes images disposées sur une toile par exemple, dans les œuvres récentes.

L’inter image chez Benohoud serait la matérialisation terrestre du spatial trou noir. Plus l’œuvre progresse, plus l’aspiration semble prendre place. Mais est-ce le trou noir qui aspire Benohoud ou Benohoud qui aspire à ce trou noir ?

 

Le détour comme raccourci.

Alors professeur d’arts plastiques en collège à Marrakech, Benohoud développe une frustration particulière (qui raconte son souci d’être à une juste place), doublée d’un vague sentiment d’usurpation : « de ne pas savoir dessiner » – dixit. Ce qu’il appelle « dessiner » s’entend là au sens académique du terme : la justesse réaliste du trait et des proportions, de la perspective et des mesures. Il s’atèle à cet apprentissage – jusqu’à une maîtrise telle qu’elle le mène à l’hyperréalisme. Parallèlement, la découverte de la photographie lui offre, pense-t-il, le moyen définitif de cette science académique : sensément, rien ne ressemble plus à un visage que sa photographie… S’ouvrent alors 20 années de photographie dite plasticienne, qui voient Benohoud élaborer des mises en scènes visant toujours à scinder le monde apparent en autant d’espaces divergents que de temps convergents. Les espaces divergent parce que les cloisons du visible se multiplient, brisant les identités à force de vouloir les cerner, délimitant tentatives et tentations de chacun dans un champ des possibles particulièrement restreint : Hicham Benohoud offre des visions cauchemardesques de corps désarticulés, démantibulés par toute une série de caches quotidiens, traductions visuelles des prisons mentales où l’on nous jette. Les temps convergent parce que toutes les routes se rejoignent pour n’en former au final qu’une – en forme d’angoissante impasse – que la conscience nous pousse à fuir en vain… encore l’obsession de ce temps qui finira, la mort est toujours dans la vie, en aimant noir et patient.

Chacune des mises en scène d’Hicham Benohoud est une fiction du regard, le trouble jeté sur l’ordre des choses, la méticuleuse recherche d’une quatrième dimension en même temps que la précieuse documentation des angoisses. Benohoud développe en mathématicien une science de la fiction, où tout être flotte dans le vide du réel.

Mais la photographie chez Benohoud n’est, comme la peinture chez Ingres, qu’un moyen de cacher le dessin, l’illusion d’un réalisme qui détourne le regard de la structure profonde de l’œuvre. Et l’extrême précision du trait elle aussi est un leurre : on se croit d’abord face à une photographie, peu à peu on découvre la supercherie, et la question de la technique qui se pose alors est une question du rapport à l’apparence des choses : si ce que je vois n’est pas ce que je crois, ce que je crois est-il aussi illusion ? Certaines œuvres d’Hicham Benohoud, tels ces photomatons collés en étroites rangées sur une grande toile , s’identifient en plusieurs temps – et plusieurs distances. L’œuvre vue dans son ensemble paraît être une mosaïque répétitive de carreaux bleus-blancs. On s’approche pour étudier la matière et on se rend compte qu’il s’agit de visages. On s’approche encore pour mieux distinguer les visages et on s’aperçoit qu’on ne peut justement pas les distinguer, qu’on ne peut littéralement pas les dévisager parce qu’ils ont été défigurés : les photomatons sont découpés ou masqués à l’identique, yeux et bouches, les visages retournent à l’abstraction de la mosaïque admirée en premier lieu, et le spectateur pris au piège de la boucle de son regard, ne sait quelle est la juste distance entre lui et l’image, lui et le monde, lui et la terreur.

C’est pourquoi le partage entre œuvre photographique et plastique chez Benohoud tient du contresens, tant les deux supports se mêlent et s’interpellent pour mieux servir le malaise que crée ce travail autour de thèmes aussi forts que l’identité ou le corps. À propos de ce questionnement de l’identité – et plus précisément de celle que l’on donne à l’autre, cette façon qu’a la société de nous identifier comme si nous étions déjà tous des corps mutilés alignés dans une immense morgue – tout le travail d’effacement des visages, toutes ces tentatives d’organisation des creux, chez Benohoud, tend à nous rendre à proprement parler inidentifiables, parce que ce serait une façon de se libérer du joug social : si les carcans ne nous reconnaissent pas, si le portrait-robot de l’individu dressé selon ses origines sociales ou religieuses, s’avère impossible à établir, peut-être pourrons-nous envisager une autre figure de la relation humaine.

 

Un motif de reconnaissance

Le souci de ne pas être prisonnier d’une image éclaire véritablement le retour d’Hicham Benohoud, ces dernières années, à une dimension plastique, particulièrement autour du modèle-Benohoud, devenu icône, reconnaissable entre mille par la forme de son crâne soigneusement lissé. Ce crâne, plus encore que ce visage, est devenu comme un sigle, une marque, un tampon, un objet unique à travailler à l’infini. L’œuvre avance vers le plus grand dénuement en termes d’anecdote, le motif est trouvé – on en revient à Opalka – et ce motif (tout sauf ornemental, mais en revanche profondément oriental) est le seul porteur de tout ce qui se tramait auparavant dans la multiplicité (des modèles, des lieux, des mises en scène, des objets contondants…). L’ensemble du travail présenté dans l’exposition Identity – Chapter II ne travaille que ce seul et unique motif du crâne de l’artiste, sorte de vanité contemporaine qui ne dit pas tout à fait son nom – parce qu’aussi nu soit-il, ce crâne est encore charnu, mais la vanité rôde tout de même : la mort est au bout de la route et le crâne se dénudera totalement. Cette peau et cette chair qui à la fois nous protègent et marquent sous nos yeux l’inexorable avancée du temps finiront par s’effacer totalement, sans intervention de l’artiste cette fois, et le crâne sera nu comme le roi, nu comme le ver, celui qui finira bien par nous ronger.

On pense à ce que Jean-Hubert Martin écrivait d’Andy Warhol, « un être qui, à tous les instants de sa vie, cherchait à combler l’angoisse du vide et de la mort ». Si l’angoisse fondamentale est la même chez Hicham Benohoud, si, on va y revenir, l’œuvre plastique du marocain marche sur les traces de l’américain, la méthode choisie par le premier ressort d’une activité inverse : là où Warhol, effectivement, comble, Benohoud creuse, perce, troue, évide, dévide, fait le vide… il vide.

C’est son travail sur les photomatons (ceux de ses élèves il y a quelques années, les siens aujourd’hui : les supplices qu’il infligeait aux autres, il les retourne aujourd’hui contre Benohoud-modèle), où il découpe les yeux et les oreilles (sur l’œuvre ancienne) ou peint une tâche blanche sur le visage qui forme comme un trou (sur l’œuvre récente). C’est le visage de profil qui s’émiette vers l’avant, comme aspiré (par le trou noir, bien sûr), ce sont les stris (blancs, toujours) qui hachurent le visage… Tout ce travail qui vide le visage de ses traits pour ne laisser reconnaissable, encore une fois, que le crâne, toutes ces irruptions de blanc qui sont l’invasion de l’identité visible par le vide du sens, évoquent immanquablement le travail d’emplissage warholien, en creux – et en silence. De même l’utilisation de la tête comme motif (le visage chez Warhol, le crâne chez Benohoud) , et la répétition industrielle de celui-ci, se répondent ; tout comme, dans des œuvres très récentes, la colorisation de ce motif en différentes teintes – c’est Hicham-Marylin qui s’expose.

Mais si l’héritage plastique et poétique semble évident (et inscrit Benohoud dans la lignée des grands artistes ironiques, au sens d’accoucheurs de vérités, depuis Duchamp), la société auxquels ils sont confrontés est différente, et à l’attraction-répulsion, à la critique fascinée de la société de consommation et de reproduction à outrance, d’Andy WHarol, succède la hantise d’être bâillonné chez Benohoud, de ne pas pouvoir représenter aujourd’hui le même type de contre-pouvoir que son prédécesseur. Là où l’un jouait les trublions au cœur des trente glorieuses, l’autre observe une ère sombre de l’Histoire, un retour à l’unicité dogmatique qui hante son œuvre comme une menace inexorable.

Et quand la répétition chez Wharol, l’enracinait dans une société américaine industrielle et automatisée, elle rattache Benohoud le marocain à une Afrique où la souffrance se pare de couleurs vives comme un torero utilise le rouge pour attirer l’attention du taureau – et la mondialisation économique est le taureau d’une corrida où l’homme meurt plus souvent qu’à son tour. Parce que ce motif-crâne multiplié a ceci de très africain qu’il évoque fortement ces wax ou ces tissus imprimés dont s’habillent nombre d’africains. Et souvent, sur ces tissus, se répète le visage souriant d’un tyran – combien de pagnes « Kabila », Benohoud a-t-il pu contempler lors de son séjour à Kinshasa(8) ?

Ces toiles à visages répétés mais invisibles, comme ces caissons où la même figure est (re)constituée au moyen de points lumineux (reconstituée mais surtout désagrégée, émiettée…) sont autant d’œuvres politiques qui disent admirablement l’utilisation de l’image – son omniprésence comme l’absence qu’elle cache, montrer plus pour en révéler moins… – par le pouvoir et le petit pas pour l’homme qui mène de la fascination pour l’icône à la vénération pour l’idole. Lorsque l’image glorifiée du veau d’or se décline en pin’s de tissu, lorsqu’un seul visage représente tous les visages, une seule voix toutes les voix, lorsque le vide se fait autour de ce visage et de cette voix pour ne laisser que lui, qu’elle, à portée de regard, cela s’appelle le fascisme ordinaire.

Les toiles masquées ou défigurées de Benohoud sont autant d’actes rageurs, parce que la figure unique à laquelle s’identifier, y est évacuée. Et pour éloigner le spectre terrifiant qui nous voudrait tous semblables, veuillez crier s’il vous plait.

 

Gaël Teicher

 

 

 (1)Chronique d’une disparition est le titre du premier film d’Elia Suleiman (1998), cinéaste burlesque palestinien, dont le corps sert de territoire (pré)occupé à ses fictions (ce film sera suivi d’Intervention divine, 2002 et Time that remains, 2009) mettant en scène la difficulté à exister, lorsque ledit corps ne peut s’identifier à un terr(it)oir(e) : que faire d’un corps qui n’appartient à nulle terre, que faire de cette lourdeur qu’on ne peut ancrer et qui dérive péniblement ? Par ailleurs, le visage étonnamment keatonien de Suleiman, cette élégante forme très géométrique habitée d’yeux grands comme la mélancolie, appartient lui aussi, à l’instar du rond visage d’Hicham Benohoud, à la famille des burlesques tristes (Buster Keaton, Stan Laurel, Harold Lloyd…)

(2)Parmi le peu d’œuvres parlantes à ce jour chez cet artiste muet : les vidéos Suspension et 36 poses, et surtout Veuillez crier s’il vous plait, créé lors de son séjour au Fresnoy, Studio national des arts contemporains à Tourcoing. Œuvre tout sauf anodine : l’image du spectateur était projetée « émiettée », et seul son cri pouvait la reconstituer – de la puissance du cri dépendait le degré de réunion des morceaux de soi. Outre que le travail de brisure du visage et d’empêchement de l’accès au portrait, obsession du Benohoud portraitiste, est là encore à l’œuvre sous une forme technique autre, on ne peut s’empêcher de penser au refus des grands burlesques américains de la parole au cinéma, considérée comme épuisement de la mise en scène et rupture du rapport universel à l’image. Ce refus fut traduit avec force par Chaplin dans la scène de City lights (son premier film « parlant », justement), où le vagabond perturbe un discours officiel par la stridence peu mélodieuse des bruits qu’il ne peut que produire à cause d’un sifflet qu’il a avalé… Dans Veuillez crier s’il vous plait, c’est le cri le plus primal qui seul peut offrir un portrait uni du sujet – pas la parole, pas le descriptif mais bien l’instinctif libérateur.

(3) Surnom français de Bertie Van Alstyne, permier personnage important de Buster Keaton

(4) « Il ne s’agit pas de jouer mais d’être » dit Bresson. Reniant l’acteur professionnel, le cinéaste travaille avec des «modèles», à l’instar d’un peintre. « ÊTRE (modèles) au lieu de PARAÎTRE (acteurs) » (in Notes sur le cinématographe). Les gestes du modèle bressonien sont lents, le visage immobile. « Sa voix le rend visible » (in Notes sur le cinématographe). La démarche de Benohoud est la même, et ses portraits comme ses autoportraits dessinent clairement la même ambition d’atteindre l’ÊTRE via la neutralisation du PARAÎTRE, d’où la « modélisation » de ceux qui posent – Benohoud étant qui plus est infiniment plus peintre que Bresson…

(5) Le travail (et ses traces visibles, les œuvres) chez Benohoud, est à concevoir au sens du travail de couche mené par la femme et l’enfant lors d’une naissance : effort commun dirigé par celui qui est encore caché, pour percer un mystère différent– qu’y-a-t-il dehors ? se demande l’un ; qui est-il, dedans ? se questionne l’autre. Ce travail est le plus physique et le plus douloureux qui soit, le plus vital bien sûr qui consiste à se rendre mortel…

 (6) « Pour appréhender le temps, il faut prendre la mort comme réelle dimension de la vie. L’existence de l’être n’est pas plénitude, mais un état où il manque quelque chose : l’être est défini par la mort qui lui manque. Mon concept est simple et complexe comme la vie, il évolue d’une naissance vers une mort. Art extrême, il me permet de vivre une extraordinaire aventure, il est émotion extrême de l’être. » (Roman Opalka)

(7) Si on se réfère à Bergson, plus tard à Merleau-Ponty, l’intervalle est plus affaire de temps que d’espace – et c’est le cas chez Benohoud qui organise le temps de notre regard entre les différents éléments disposés dans ces œuvres – et à travers ça le temps nécessaire à la prise de conscience de ce que l’on voit. Pour rappel, la théorie de la durée dans la philosophie de la perception chez Bergson partage celle-ci entrel’intuition, grâce à laquelle on a accès à la durée, et l’intellect, à cause duquel on méconnaît la nature du temps – qu’on réduit dès lors à de l’espace. Bergson se sert du problème de Zénon d’Éléates, qui représentait le temps comme une succession de positions uniques. « Si une tortue part avant Achille, elle gagnera la course entre elle et lui. » Selon Bergson, ce résultat est prévisible du fait que « le plus lent ne sera jamais rattrapé par le plus rapide car celui qui poursuit doit toujours commencer par atteindre le point d’où est parti le fuyard, de sorte que le plus lent a toujours quelque avance ».

(8) ScUrK et Eza Possible, collectifs d’artistes français (Jean-Christophe Lanquetin, François Duconseille…) et congolais (Pathy Tshindele, Kura Shomali, Freddy Mutombo, Mega Mingiedi…) ont organisé en 2007 un workshop à Kinshasa dans le cadre du projet initié par les premiers, les scénographies urbaines (www.eternalnetwork.org). Hicham Benohoud y a réalisé deux séries, dont Après les élections, portraits frontaux de kinois vêtus de différents tee-shirts de campagne électorale, présentant le visage et le nom des candidats.

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