Olivier Marboeuf, Corps perdu, corps retrouvé

Hicham Benohoud n’est pas un photographe Hicham Benohoud est accueilli par l’association Khiasma aux Lilas dans le cadre du programme de résidences photographiques ” L’Afrique en Seine- Saint-Denis “. Il photographie à cette occasion chez elles des personnes africaines ou d’origine africaine résidant dans la ville, en leur proposant un ensemble de mises en scène. La première séquence de cette résidence, à l’occasion des Nuits Blanches d’octobre, consistait en une présentation à l’espace Khiasma de la série La salle de classe, accompagnée de la vidéo 1,2,3,4 et du projet 36 poses réalisé à Périgueux (diaporama et vidéo). La séquence n°3 proposera, en janvier 2005, une exposition de la série de photographies réalisées aux Lilas d’octobre à décembre 2004. Entre ces deux moments, il nous a semblé pertinent de poursuivre notre interrogation sur les réalisations d’Hicham Benohoud et d’éclairer les motivations qui nous ont conduits à accueillir une oeuvre contradictoire, à plusieurs entrées, qui pose de façon singulière la question de notre rapport au pouvoir. Cette deuxième séquence est également l’occasion de poursuivre un autre fil de la recherche de Benohoud, celui de la mise en scène du corps dans l’espace et de sa relation à l’objet. La mise en regard d’une partie de son exposition avec l’improvisation de la danseuse Isabelle Boutrois et les films de Christophe Loizillon est ainsi une invitation au dialogue autour de la place du corps dans le langage contemporain.

 

Pour cette séquence n°2, nous avons choisi de présenter à nouveau la série La salle de classe, accompagnée d’un autre éclairage sur la démarche de l’auteur. Le parti pris de ce court texte – un écrit plus conséquent accompagnera la restitution de janvier 2005 – est de se concentrer sur certains éléments du travail de Benohoud plus que sur les images ellesmêmes. Le propos n’est évidemment pas ici de produire une lecture univoque de l’oeuvre de l’artiste, mais au contraire de révéler les différents niveaux de complexité qu’elle offre. Il est plutôt malaisé de parler de processus lorsqu’on aborde un travail photographique. On se heurte à un sentiment de perte, comme si une attaque était faite au fragile mystère du ” punctum ” de l’image cher à Roland Barthes, c’est-à-dire à cette part sauvage et diffuse à la fois, cette part invisible qui compose la singularité de ce que chacun voit – et ne voit pas. On peut se dire que ” tout est là “, que chacun est libre de se construire par conséquent un monde avec ce qui lui est donné. Cette idée est renforcée par le choix d’une présentation très sobre des oeuvres, voulue par l’auteur, qui se limite le plus souvent à des informations lapidaires – essentiellement la date et un titre par série. L’écriture de l’oeuvre évacue dans ce geste délibéré toutes les scories sociologiques qui entourent le travail, pour se concentrer sur le développement d’un motif obsessionnel très personnel. Mais dans ce même mouvement, elle rend aveugle un point essentiel de sa signification, la place du procédé radical qui travaille à l’intérieur même des images.

Le malentendu photographique Dans le travail d’accompagnement d’Hicham Benohoud – qu’on peut nommer ” résidence ” même si le terme est ici parfaitement impropre, comme nous le verrons plus loin – il nous est apparu indispensable de participer au tracé des contours de son oeuvre, à la description de son ” en dedans ” et de son ” en dehors “, de son territoire et de son mode de développement – on pourrait même dire de conquête. L’accueil de Khiasma ne se limite donc pas ici à une action neutre, mais s’apparente à une tentative d’inscrire la structure accueillante dans un processus de dialogue avec l’artiste et l’oeuvre.

Hicham Benohoud
Né en 1968 à Marrakech. Plasticien photographe, il a été professeur d’arts plastiques à Marrakech où il réside. En 1998, l’Institut  français de Marrakech lui a consacré sa première exposition personnelle avec 4455 petites images sur un mur.
Depuis, il a participé à de nombreuses expositions collectives dont en octobre 2001, à la biennale de photographie de Bamako (Mali) et en novembre 2001, au Carrousel du Louvre (Paris, France). Son travail photographique La salle de classe a également été présenté à la Galerie VU (2001, Paris). Il a réalisé en 2003 et 2004 les séries Version Soft (galerie Contretype, Bruxelles) et 36  poses à Périgueux. Il est actuellement artiste invité au Fresnoy. Ses oeuvres ont fait l’objet de plusieurs publications : BKO-RAK (Collection Soleil, Editions Revue Noires, France), Suites marocaines (Collection Soleil, Revue Noires, France), Revue Noire
33-34 (1999, France), L’art contemporain du Maroc (Editions de l’institut Català de la Mediterrània, octobre 2000), le Maroc en Mouvement (Editions Maisonneuve et Larose, France), La salle de classe (Editions de l’Oeil, Montreuil, 2001) et dans le numéro de juin 2001 de la revue de la NRF (Editions Gallimard, France)
La persistance des malentendus – parfois entretenus par l’artiste lui-même –, qui entourent le travail d’Hicham Benohoud, est très vite apparue comme l’une des singularités de l’oeuvre elle-même. Elle prête à confusion car elle se développe dans des mouvements contradictoires. La série La salle de classe par exemple, a été exposée dans de très nombreuses occasions mais toujours, comme signalé plus haut, avec une grande économie de textes annexes. La seule présence des clichés laisse à penser qu’il s’agit de ne voir là ” que ” des photographies. La préciosité des tirages noir et blanc renforce l’impression d’un attachement singulier à l’objet – et à sa valeur marchande. Hors, Hicham Benohoud lui-même ne se définit pas comme un photographe mais plutôt comme un ” performer “, comme quelqu’un qui construit des situations. La photographie est ainsi utilisée pour documenter des actions réalisées avec des modèles – on pourrait même dire ” obtenues de modèles “. Cette définition de l’artiste laisse à penser qu’il existe une certaine proximité entre sa démarche et celle d’un d’Erwin Wurm et ses One minutes sculptures. Si les travaux entretiennent quelques similitudes formelles – bien que les situations de Wurm soient toujours construites sur des impossibles, des limites, avec un goût avoué pour le ridicule – le processus, et notamment la relation à l’autre, n’ont que peu de points communs dans ces deux univers.
La diffusion du travail de Benohoud dans un contexte purement photographique est donc relativement fortuite. L’usage de la vidéo (notamment dans 36 poses) lève pour partie la confusion du sens à donner à l’oeuvre dans la mesure où l’esthétique proposée (plan fixe lors d’une séance photographique à Périgueux) est, si ce n’est pauvre, en tous cas passée au second plan au profit de la mise en scène sans fard d’une lutte de pouvoir entre le photographe et ses modèles. Quand on s’intéresse de plus près au travail du photographe marocain, on comprend en quoi le processus participe pleinement à l’oeuvre et pas seulement à sa construction, qu’il n’est pas uniquement une contingence anecdotique mais une part centrale du travail. En se définissant comme ” performer “, l’artiste fait essentiellement référence à la danse et à la mise en scène théâtrale. Le terme de performance est cependant de loin le plus adéquat pour définir son travail si on l’utilise dans son acceptation la plus large – ou même simplement sportive – d’une action qui peut se conclure par une certaine forme de victoire sur l’autre. Cependant, on peut s’intéresser à d’autres interprétations du terme de performance. L’anglais ” to perfom ” nous rappelle qu’il s’agit d’exécuter, et est assez proche de l’idée de ce qui est demandé au modèle : une obéissance, une exécution.
L’autre et le modèle.
L’un des termes-clefs dans les propositions d’Hicham Benohoud est celui de ” modèle “. L’autre et son corps sont les matériaux consentants de l’oeuvre énoncée par l’artiste. La composition est réalisée de façon directive et ne souffre d’aucun échange. Elle n’est en aucun cas participative, elle n’est pas le résultat d’un dialogue ou d’un consensus. Elle installe l’artiste dans la position de celui qui décide de ce qui doit se passer. On est loin des propositions de Wurm, qui joue sur une ironie empruntée à l’art conceptuel en proposant au public de réaliser lui-même certaines oeuvres à partir de la description écrite d’une procédure, l’artiste allant jusqu’à signer les photographies ainsi produites, qui lui sont expédiées, fabriquant au profit d’inconnus des oeuvres qui portent sa marque. Au contraire, la procédure de Benohoud ” sur-signifie ” le statut de l’artiste par une séparation sans partage du pouvoir et l’absence de jeu entre le photographe et le modèle. Le terme modèle renvoie explicitement à la notion anonyme de la personne rencontrée. Le travail de Benohoud évacue toutes les psychologies, les éléments contextuels, les parasites sociologiques, pour ne se concentrer que sur ses propres obsessions qui composent en quelque sorte sa marque. Pour y parvenir, l’artiste insiste sur le fait d’avoir le moins de relation possible avec les modèles avant, pendant et après la séance. Ceux-ci ont une fonction précise que rien ne doit pouvoir parasiter. On peut se demander pourquoi des personnes acceptent ainsi d’être photographiées et les réponses sont multiples et différentes selon les contextes mais s’inscrivent dans cette même opération qui conduit à construire cette étrange ” tente à oxygène ” plastique à l’origine de la singularité des images que nous propose Benohoud. La salle de classe. La salle de classe est une série à part. Sa réalisation s’étale sur plusieurs années et elle s’inscrit dans le contexte très particulier du travail de l’auteur : son métier d’enseignant à Marrakech. Le rapport de l’enseignant à l’élève au Maroc est structuré par une grande autorité du premier sur le second. Si cette série nous interpelle, c’est qu’elle transpire d’une froide obéissance qui mène à l’extraordinaire docilité des modèles qui acceptent sans résistance de s’adonner à un exercice qui n’est pas un jeu. Tout leur est imposé et il n’y a pas de règle qui leur soit connue. Mais, au-delà de leur docilité apparente, c’est leur absence qui est touchante. Ils sont absents de ce qui se déroule car jamais ils ne connaîtront ni la destination des photos ni le sens qu’elles peuvent avoir, jamais pour la plupart ils ne les verront. Cette absence est extraordinairement difficile à reproduire car elle nécessite de tenir l’autre totalement en dehors de tout enjeu de situation, tout en lui faisant jouer un rôle central. À ce titre, cette série est unique dans le travail de Benohoud. Les séries suivantes, qui font le plus souvent intervenir des adultes, peuvent difficilement rivaliser avec un tel niveau d’abstraction. Le principe du modèle est ici poussé à sa forme la plus radicale. Si la notion de pouvoir articule de façon ostensible cette réalisation, elle reste au coeur des travaux suivants tout en s’appuyant sur d’autres leviers. Go-between et castings Dans la mesure où l’un des partis pris de l’auteur est de n’avoir aucune relation avec les modèles, on peut se demander comment un travail photographique est possible en dehors du contexte particulier de Marrakech – si l’on ajoute qu’il n’est jamais proposé de rémunération aux participants. En France, le travail de Benohoud ne peut s’appuyer sur l’autorité de l’enseignant et use plus explicitement de la symbolique de l’artiste et de son aura. Ainsi la série 36 poses a été initiée à Périgueux par un couple de collectionneurs. Le sentiment de participer à une oeuvre en cours, d’un artiste dont ils collectionnent les travaux par ailleurs, suffit à comprendre les enjeux de la participation de ces personnes au projet photographique, même si la vidéo de la séance montre combien l’artiste est décidé, dans un contexte ” d’amitié ” inédit, à conserver la maîtrise du jeu qu’il propose. Qu’en est-il pour les 6 autres familles qui participent à la série ? Elles font partie du cercle des amis de ces collectionneurs qui ont ici la fonction d’entremetteurs. On retrouve la même configuration dans la présence de l’artiste aux Lilas. Ce qui construit l’évidente singularité des résidences d’Hicham Benohoud c’est fondamentalement qu’il ne réside pas justement, qu’il ne s’intéresse pas au contexte dans lequel il a accepté de s’inscrire, qu’il n’est présent qu’au moment des prises de vue. Khiasma joue ici autant un rôle de médiateur que de rabatteur ; ce qui a fait dire à une personne qui a refusé d’être photographiée qu’elle ne voulait pas participer à ce ” casting “. Ainsi le rôle des ” go-betweens ” dans le travail de Benohoud est essentiel, ce qui constitue l’une des contradictions de sa démarche.
Séduction et radicalité.
Du côté des artistes, en dehors de la séduction opérée par les images elles-mêmes – surtout celles de La salle de classe – la position d’Hicham Benohoud est souvent interprétée comme un combat radical pour l’autonomie de l’oeuvre d’art – détachée notamment de manière explicite du ” pathos sociétal “. Mais, aussi radicale que soit sa proposition artistique, elle repose sur des nécessités de relation, de médiation, de confiance, qui sont simplement déplacées sur des intermédiaires.
Le noyau radical du propos n’est autorisé que par une souplesse à la périphérie du processus ; l’oeuvre n’est pas frontale, le parti pris partiel. En acceptant de s’inscrire dans des protocoles de résidence explicitement relationnels – comme celui de l’Afrique en Seine-Saint-Denis notamment – qui appellent à une réflexion de l’art en terme contextuel, l’auteur se positionne lui-même en porte-à-faux dans la mesure où le mode opératoire qu’il appelle de ses voeux renvoie à une formulation classique du rapport artiste/modèle, dans lequel la notion de participation est exclue. Le travail d’Hicham Benohoud porte en lui cette contradiction. Il se construit durant des séances où l’artiste limite la connivence, séances elles-mêmes rendues possibles par un travail relationnel exigeant. En évoquant son parcours, l’artiste pointe souvent les difficultés, voire le malaise sousjacent à la réalisation de ” résidences “. C’est que l’oeuvre est affaire de mouvements contradictoires autour de cette notion de relation. Voulant évacuer la nécessité même de celle-ci, la production finit quelque part par ne parler que de cela : relation impossible, mais pourtant réalisée. La force du travail de Benohoud peut être ainsi lue comme une capacité à contraindre un ensemble d’opérateurs, avec une réelle économie de moyens, à tendre vers la construction d’une situation qu’il a imaginée ; ce qui est, il est vrai, une performance. ✜
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