UTOPIA , version Hicham Benohoud

Des décennies auparavant, la philosophie de l’Occident accusait l’utopie d’avoir été un esprit maléfique hantant bien des dictatures….N’était-ce qu’une utopie que de croire en l’égalité entre les hommes, en l’esprit de l’homme résolument tourné vers le bien, la justice… ? Comme ils sont beaux les tenants de cette position utopique ! Comme il est dur le temps du désenchantement ! Néanmoins, l’homme est légitimement, presque sainement incorrigible de sa féroce soif d’utopie. Cent fois déçu, mille fois heurté par le rappel à l’ordre de la réalité, l’œil reste aux aguets, scrutant au loin l’espace possible d’une utopie. L’esprit en fait de même.

Nous vivons dans la matrice d’un monde formaté. Nous y évoluons en acteurs principaux ou secondaires, en attente d’un Oscar qui nous est rarement prédestiné. Qui n’a pas cherché un prix pour la prestation qui dure le temps d’une vie ? Même quand il tient un très mauvais rôle. Par quel moyen (ou utopie) se faire remarquer comme un individu noyé dans la foule ? Face au mur, face à la géométrie du quotidien où être est une donnée, parmi X autres, un récit de vie se voit exposé comme sur catalogue, superbement coloré, mais aussi muet que la page blanche que l’on s’apprête à remplir.

Où trouver le sens qui rompt avec les clichés qui nous étouffent ? A l’aide, crie l’humain, non identifié. Il n’est qu’un maillon d’une chaîne immense, une feuille pliée cachant sa face, un parmi tant d’autres – du pareil au même, suspendu au fil morne de l’anonymat, que seuls les attributs de l’époque moderne enracinent dans le présent. Qu’attend-t-on de cette vie – château de cartes, menaçant de s’écrouler dès qu’un pion perd la route ? Rien…sauf suivre la ligne. Ose-t-on donc parler d’Individu et quel serait son mode d’emploi ? Figure noire, les traits absents, formé pour reconnaître, adopter et boucler l’itinéraire validé par la géométrie sociale et sa poétique de bureau. A accepter, à défaut d’autres possibilités…

L’envie de qualifier UTOPIA de Benohoud de rêve, heureux dans sa tranquillité et apesanteur structurées, portant le charme de la touche surréaliste, est irrésistible. Et, nul doute qu’il l’est pour nombre d’entre nous, reconnaissant la formule – mode d’emploi de l’être contemporain, entouré d’attributs-repères le désignant. Eventail chromatique resplendissant en formes d’une clarté bouleversante, ce manège où jouent les éléments d’une plasticité bien rythmée semble offrir une cure aux sens fatigués. Hyperréaliste jusqu’aux larmes, ce conte ne cacherait-il pas un piège, exposant l’émotion au risque de déborder, franchir le cadre immuable de la ligne droite. Que nous attendrait-il si on la franchissait ? Serait-on enfin Individu ou au contraire : celui qui sera à jamais banni du cercle des élus? Le trait de Benohoud a la force d’une claque d’éveil, la puissance de sa facture se cache dans une simplicité recherchée. Une invitation que l’on ne peut décliner – contraints d’y reconnaître le miroir d’un auteur qui nous renvoie à la quête de nous mêmes. Et peu importe que cette quête soit d’actualité ou relève de la nostalgie, de l’individu qui gît en nous-mêmes. Non, la justesse photographique du pinceau n’est pas là pour effrayer – l ‘artiste médite et partage le malheur ultime d’être effacé. Lui, nous, tous. Habit noir, face inconnue, corps et âme perdus dans le graphisme parfait d’un va-et-vient maîtrisé. Ses éléments sont là, tels les notes où l’activité quotidienne se lit à l’infini : symboles que l’on reconnaîtrait parmi milles, les yeux fermés, car ils nous ont submergés. Images – icônes du banal sacralisé : le canapé, le post-it, l’immeuble… l’ensemble d’une mobilité illusoire déterminé par le tourbillon de règles éternelles demeure toutefois figé, orchestré comme par un quelconque pouvoir suprême à l’ombre duquel notre errance s’écoulera à jamais sans que le moindre écart ne soit toléré.

Ecartons les rideaux de ce spectacle plastique qui fait usage de la représentation et joue sur l’impact visuel que la touche d’un réalisme poussé a pour habitude d’exercer. Contrastes et rancunes, actualité d’un monde moderne prête à semer tout repère traditionnel, à laquelle nul ne saurait donner la réplique… sauf, peut-être, l’art ? De la peinture à l’huile, pour habiller les icônes de notre contemporanéité : quel meilleur choix pourrait-on imaginer pour une métaphore des controverses d’un quotidien d’aujourd’hui qui tue, lui aussi, quelque part l’individualité ? Modèles contemporains à suivre, sociétés traditionnelles à transformer… le combat n’est-il pas au fond toujours le même, au nom de l’être, nommé « individu », à créer ou à sauver ? Des questions à poser, des moules à briser et, avant tout, une vérité à dire. Hicham Benohoud le fait, cette fois-ci, en peinture…

L’utopie de Benohoud, c’est son individualité à laquelle il ne veut pas renoncer. C’est ce combat entêté contre l’anonymat du troupeau. L’opiniâtreté de Benohoud finit par imprimer son utopie sur le réel. Il transforme l’utopique en possibilités.

Tzvetomira Tocheva

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